Interview avec la secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejčinović Burić

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La Suisse fête cette année le soixantième anniversaire de son entrée au Conseil de l’Europe. Alors que la guerre fait à nouveau rage en Europe et que l’extrême-droite vole de succès en succès à travers le continent, l’institution strasbourgeoise se trouve à un tournant: son engagement pour l’Etat de droit, la démocratie et les droits humains est plus important que jamais. Nous en avons discuté avec la secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejčinović Burić.

Suite à sa guerre d’agression contre l’Ukraine, la Fédération de Russie, le plus grand pays membre, a été exclue du Conseil de l’Europe. Quelles en sont les conséquences pour le fonctionnement de l’organisation et pour la coopération entre les 46 Etats membres restants?

La Russie est exclue de l’organisation et de toutes ses conventions fermées – celles qui ne sont ouvertes qu’aux Etats membres – y compris la Convention européenne des droits de l’homme, d’une importance cruciale. La Russie reste toutefois responsable, en vertu de la Convention, de tous les actes ou omissions qu’elle a commis jusqu’au 16 septembre 2022. Elle reste aussi tenue, conformément au droit international, d’appliquer pleinement tous les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme antérieurs à cette date. La Russie peut rester partie aux conventions ouvertes. Cela s’est avéré utile, par exemple, avec la Convention de Lanzarote contre l’exploitation et les abus sexuels concernant les enfants, dont le comité a pris position dans le contexte des enfants ukrainiens enlevés illégalement par la Russie. En ce qui concerne le budget, nos Etats membres ont jusqu’à présent comblé le déficit créé par le départ de la Russie. C’est tout à fait correct: l’organisation ne doit pas être pénalisée pour avoir fait ce qu’il fallait en excluant la Russie.

«Il faudrait inventer le Conseil de l’Europe, s’il n’existait pas déjà.»

En mai 2023, un Sommet des chef·fes d’Etat ou de gouvernement du Conseil de l’Europe s’est tenu à Reykjavik – le quatrième en 74 ans d’histoire. Quels en ont été les résultats?

Les dirigeant·es européen·nes présent·es au Sommet de Reykjavik ont clairement exprimé la nécessité de relever les défis actuels et futurs et d’en faire encore plus. Nos dirigeant·es se sont à nouveau engagé·es à respecter les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe, y compris celle de mettre pleinement en oeuvre les arrêts de la Cour. En effet, cette dernière n’est pas une institution politique. Elle existe pour rendre la justice et ses arrêts définitifs doivent être appliqués intégralement et rapidement. C’est essentiel pour l’Etat de droit. Elles et ils ont également fait preuve d’unité dans leur soutien à l’Ukraine, notamment en créant un registre des dommages qui recensera les pertes et les dommages causés par l’agression russe. Il permettra de procéder à des indemnisations ultérieures. En outre, les dirigeant·es ont convenu de relever ensemble des défis tels que l’environnement, les droits humains et l’intelligence artificielle. Je suis donc très satisfaite des résultats du sommet et espère que nos Etats membres suivront le mouvement et mettront rapidement en oeuvre les décisions prises.

Pourquoi le Conseil de l’Europe est-il encore nécessaire aujourd’hui?

Parce que sans lui, les droits et libertés dont nous jouissons chaque jour s’étioleraient – du droit à la vie à la liberté d’expression, du droit à notre vie privée et familiale à la liberté de pensée, de conscience et de religion – et d’association – pour n’en citer que quelques-uns. Si je peux répondre librement à vos questions et si vous pouvezles publier sans crainte, c’est aussi grâce aux valeurs et aux normes promues par le Conseil de l’Europe. Celles-ci sont, à leur tour, essentielles à notre mode de vie tel que nous le connaissons en Europe depuis plus de septante ans. En revanche, l’agression de la Russie contre l’Ukraine montre de façon dramatique ce qui se passe lorsqu’un pays – la Russie – abandonne ces valeurs et ces normes. Le Conseil de l’Europe est donc toujours nécessaire. Nous devrions, en fait, l’inventer s’il n’existait pas déjà.

Le Conseil de l’Europe se concentre sur la promotion des droits humains, de la démocratie et de l’Etat de droit. Ceux-ci sont actuellement soumis à de fortes pressions. Comment évaluez-vous la situation en Europe?

Vous avez raison. Sans le respect des droits humains et des libertés fondamentales, la paix en Europe est menacée. Le recul démocratique prend de nombreuses formes: augmentation de la violence et de l’intimidation à l’encontre des journalistes, législation et initiatives visant à limiter tant l’activisme de la société civile que la liberté d’association et de réunion, environnement politique polarisé dans lequel les discours de haine continuent de se multiplier, en ligne et hors ligne, ciblant souvent les femmes et toute une série de minorités et de groupes vulnérables. Ces phénomènes négatifs, tout comme d’autres encore, ne sont que trop présents en Europe. La réponse est claire: appliquer les normes du Conseil de l’Europe et faire preuve de la volonté politique nécessaire pour inverser la tendance.

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Intervention de la secrétaire générale Marija Pejčinović Burić devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe réunie dans la salle plénière du bâtiment du Parlement européen à Strasbourg.

Non seulement certains développements et tendances au niveau national mettent en danger la démocratie et les droits humains, mais la numérisation apporte également de nouveaux défis. Comment, par exemple, concilier l’intelligence artificielle avec les droits humains et la démocratie?

Exploiter les avantages de l’intelligence artificielle et en atténuer les dangers est un défi majeur de notre époque. C’est pourquoi le Conseil de l’Europe travaille à l’élaboration d’un traité international sur la conception, le développement et l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle, fondé sur les normes existantes en matière de droits humains et d’Etat de droit. Les négociations sont en cours. Notre objectif est de finaliser le traité d’ici à la mi- 2024. Certes, il est rédigé en Europe, mais c’est un traité qui a le potentiel de favoriser la coopération et l’élaboration de politiques à l’échelle mondiale.

Les droits humains sont constamment réinterprétés et redéfinis. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes font appel au pouvoir judiciaire pour contester l’inaction des dirigeant·es en matière de limitation du réchauffement climatique – comme les Ainées pour la protection du climat en Suisse. Qu’en pensez-vous?

Septembre 2023 a été le mois de septembre le plus chaud jamais enregistré dans une grande partie du continent, y compris en Suisse. Il ne s’agit pas d’une coïncidence, mais du résultat des activités humaines. La lutte contre la «triple crise planétaire» du changement climatique, de la pollution et de la perte de la biodiversité est un défi existentiel. Nos Etats membres sont confrontés à un choix: soit ils s’y attaquent sans délai en définissant les meilleures politiques et les meilleurs cadres juridiques pour y faire face, soit le pouvoir judiciaire interviendra et s’en chargera, comme l’ont déjà fait des tribunaux nationaux et internationaux, y compris notre propre Cour. Il est temps pour nos dirigeant·es de relever le défi et de conduire l’humanité dans une direction différente, de façon volontaire et consciente, car si nous continuons ainsi, nous allons somnoler jusqu’à l’extinction. Les gens ont raison d’exiger de l’action: nous devons toutes et tous jouer notre rôle.

«Nous ne devrions jamais considérer nos droits et nos libertés comme acquis. Alors cultivons-les, vivons-les et promouvons-les.»

La Suisse est membre du Conseil de l’Europe depuis 60 ans. Quelle contribution concrète a-t-elle apporté?

Nous célébrons, en effet, cette année les 60 ans de l’adhésion de la Suisse à notre organisation. Au cours de ces six décennies, le pays a été un Etat membre engagé et proactif, jouant pleinement son rôle au sein de notre Comité des ministres, envoyant une délégation à l’Assemblée parlementaire et fournissant un·e juge à la Cour. La contribution de la Suisse a été essentielle à notre travail collectif de protection des droits fondamentaux des Européen·nes. Dans le même temps, chacun·e en Suisse bénéficie des droits et libertés inscrits dans notre Convention européenne des droits de l’homme. Je suis convaincue que cette relation ne fera que se renforcer au cours des années à venir, au bénéfice de chacun·e.

Que souhaitez-vous pour l’Europe?

La paix.

En conclusion, quel message voudriez vous adresser à nos lectrices et lecteurs?

Le Conseil de l’Europe a créé un espace sans peine de mort. Les droits des femmes et des enfants, des personnes LGBTIQ+ et des minorités nationales, linguistiques et religieuses sont mieux protégés que jamais. Notre sécurité et nos droits – y compris notre vie privée – sont respectés en ligne dans une mesure qui n’aurait pas été possible autrement. Il ne s’agit là que de quelques exemples de la manière dont cette organisation continue à améliorer la vie de chacun·e. L’année prochaine, le Conseil de l’Europe fêtera son 75e anniversaire. Pendant toutes ces années, nous avons construit une Europe meilleure. Nous ne devrions jamais considérer nos droits et nos libertés comme acquis. Alors cultivons-les, vivons-les et promouvons-les.

Portrait de Marija Pejčinović Burić         Portrait of Marija Pejčinović Burić
13.11.2023

Marija Pejčinović Burić

MARIJA PEJČINOVIĆ BURIĆ est secrétaire générale du Conseil de l’Europe depuis le 18 septembre 2019. Née à Mostar, elle a auparavant occupé diverses fonctions politiques en Croatie dont celles de Vice Première ministre et ministre des Affaires étrangères et des Affaires européennes (2017–2019), secrétaire d’Etat au ministère des Affaires étrangères et des Affaires européennes (2004–2008, 2016–2017), députée du parti de centre-droit HDZ au Parlement (2008–2011). Entre 2013 et 2016, elle est consultante indépendante en politiques européennes. Marija Pejčinović Burić a étudié l’économie à l’Université de Zagreb et obtenu un Master e n études européennes au Collège d’Europe de Bruges et de Varsovie.