Les Suissesses et les Suisses se privent d’un vote crucial

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Alors que les élections européennes approchent à grands pas, le constat est sans équivoque: en faisant le choix de l’isolationnisme, la Suisse renonce à de nombreuses opportunités et, surtout, voulant préserver un particularisme, elle fragilise en réalité sa souveraineté nationale en s’abstenant de participer à des prises de décision qui la concernent directement.

Un isolationnisme regrettable

Du 6 au 9 juin prochains, 400 millions d’électeurs éliront leurs 720 représentants au Parlement européen. À l’échelle de notre continent mais aussi du monde, il s’agit de la plus grande élection transnationale, qui revêt une importance particulière dans le contexte géopolitique actuel. Votants compulsifs, très fiers de notre système politique qui nous convoque aux urnes et nous consulte quatre fois l’an, nous, les Suisses, ne serons pourtant pas partie prenante de ce scrutin commun aux 27 pays qui nous sont le plus proche, géographiquement, culturellement et en termes de valeurs démocratiques. Pourquoi renonçons-nous à élargir les cercles de notre souveraineté?

Face aux institutions européennes, les Suisses se sont mis dans la position d’un canton qui n’enverrait pas d’élus aux Chambres fédérales et se priverait ainsi de la possibilité de proposer et de décider les lois qui s’appliquent sur son territoire. Dans l’évaluation des avantages et des inconvénients d’une adhésion à l’Union européenne, qui ferait de nous des citoyens européens de plein droit, on estime généralement que la perte en termes de démocratie directe serait trop lourde. Il est vrai que certains votes ne seraient plus possibles, ou auraient une portée limitée, dans les secteurs très encadrés par le droit européen, comme par exemple la politique agricole.

La déconstruction nécessaire de fausses vérités

Notons au passage que la politique agricole commune (PAC) a été désignée comme la source des récentes manifestations des agriculteurs en France, notamment. Mais le mécontentement de la paysannerie helvétique, non liée à la PAC, semble indiquer que «Bruxelles» fait figure, comme souvent, de bouc-émissaire et que le problème est bien plus profond et complexe.

Si la Suisse était membre de l’UE, d’autres objets fréquents d’initiatives et de référendums ne seraient pas interdits: les Etats gardent une grande autonomie dans la manière de régler les systèmes de prévoyance. Ainsi l’intégralité du menu des votations du 3 mars ne serait pas impactée: nous pourrions voter sur une treizième rente AVS comme sur le relèvement de l’âge de la retraite calé sur l’espérance de vie. La manière dont nous souhaitons financer notre système de santé continuerait de même à nous appartenir. Nous pourrions également saisir le référendum contre l’élargissement des autoroutes.

Nous ne pourrions plus voter, en revanche, sur la limitation de l’immigration. Il est vrai que depuis les initiatives Schwarzenbach, nous nous sommes beaucoup exprimés sur le sujet, sans grands résultats apaisants pour les initiants. Ce qui tendrait à démontrer que ces initiatives relèvent plutôt d’une démarche populiste que de la recherche d’une solution en phase avec nos besoins économiques et nos réalités démographiques.

Dans la plupart des cas, les directives européennes nécessitant une transposition dans le droit national, nous pourrions contester les modalités d’application proposées par Berne de ce qui aurait été décidé à Bruxelles.

Des opportunités gâchées

Ce qu’il faut mieux considérer toutefois, c’est ce dont notre non-citoyenneté européenne nous prive: la capacité de décider du droit européen, le droit de pouvoir proposer et d’influencer des législations et des normes européennes que Berne reprend et applique pourtant à tours de bras. De manière autonome, mais dans une extrême discrétion, le Conseil fédéral et les Chambres fédérales entérinent toutes sortes de normes européennes et pas seulement dans les secteurs liés aux accords bilatéraux, sur lesquelles le souverain helvétique n’a pas grand-chose à dire.

Le déséquilibre entre ce que nous voulons préserver (notre capacité à nous opposer aux décisions de Berne et à imposer d’éventuels changements constitutionnels) et les mètres linéaires de droit européen venus de Bruxelles, que nous transcrivons dans nos lois, est patent. Dans la crainte de ne plus pouvoir procéder à certains votes populaires, nous nous empêchons de participer aux institutions européennes qui, de fait, nous livrent les résultats de leur travail législatif quasiment «prêt à l’emploi». En termes de souveraineté réelle et concrète, ce n’est pas idéal. Ces sacrifices consentis au titre des lendemains qui chantent sont absurdes: le grand soir des initiatives populaires advient rarement. Il faut reconnaître que la plupart d’entre elles relève du marketing politique, et que les textes proposés servent surtout à occuper le terrain, à nourrir un débat, plutôt qu’à obtenir une solution praticable.

Reconsidérons notre non-participation à l’UE

Les prochaines élections européennes devraient nous amener en Suisse à réévaluer le coût de notre non-participation à l’UE. Saurons-nous discuter des effets délétères que la diabolisation de l’UE a dans notre débat politique? Pour exister et nous singulariser dans le concert des nations, avons-nous encore besoin de détester le grand voisin – naguère la France ou l’Allemagne aujourd’hui l’UE? Rejeter la construction européenne n’est-ce pas nier notre propre histoire par agrégation de territoires et lente élaboration d’institutions communes au service de la sécurité et de la prospérité de tous? Notre formidable essor économique après 1848 ne procède-t-il pas des mêmes dynamiques que celles qui ont fait le succès du marché unique?

Il pourrait s’avérer que nous sommes bien plus européens que nous le croyons, comme l’a souligné le président Macron, lors de sa visite en Suisse, et même une sorte d’avant-garde. Les sondages sur la composition du Parlement européen indiquent un recul des écologistes, la progression de l’extrême-droite, la stabilité du centre droite et des socialistes (source: Europe Elects). Des résultats qui ressemblent beaucoup à ceux de nos dernières élections fédérales.

 

Tribune publiée dans le quotidien Le Temps le 26 février 2024.

Chantal Tauxe
26.02.2024

Chantal Tauxe

Chantal Tauxe est vice-présidente du Mouvement européen Suisse. Elle est licenciée ès lettres en français, histoire et journalisme des universités de Lausanne et de Neuchâtel. Passionnée par le politique, elle a été porte-parole du Conseiller d'Etat vaudois Pierre Chiffelle entre 2002 et 2003 mais aussi journaliste successivement au quotidien 24 heures, à L'Illustré et au Matin. Engagée à L'Hebdo dès 2003, elle est à la disparition de ce dernier, en 2017, membre fondatrice du média d'information Bon pour la tête. Chantal Tauxe est responsable de la communication institutionnelle de la ville d'Yverdon-les-Bains depuis 2018.